Reprise du Séminaire Goncourt
Equipe Goncourt
Programme de l’année 2023-2024
« Copie, imitation, reproduction »
L’œuvre des Goncourt, écrivains collectionneurs, a pour arrière-plan le considérable développement des moyens techniques de reproductibilité au xixe siècle, notamment de la lithographie et de la photographie (Walter Benjamin), phénomène indissociable de la mise en place progressive d’une culture de masse marquée notamment par la création de collections de livres bon marché. C’est dans ce contexte de standardisation, de sériation que se déploie le motif envahissant de la copie qui, chez les Goncourt, relève d’une réflexion sur la reproductibilité et sur l’unicité, sur le partage du vrai et du faux, de l’individualité et de l’impersonnalité, sur les rapports conflictuels de l’imitation et de l’interprétation, de la reprise et de la création, de la mémoire et de l’imagination.
Peut-être, pour expliquer la dépréciation de la copie, pourrait-on partir d’un premier constat, la copie est par définition un objet second et par conséquent de moindre valeur que l’original. Elle est un dérivé, ce qui la prive d’une identité propre. Les deux frères ne se lassent pas de dénoncer les copies qu’ils découvrent dans les intérieurs de maisons (une copie du Pérugin chez Montalembert, une misérable reproduction de La Vierge à la chaise chez un curé de campagne, dans le Journal et dans Chérie). La reproduction ressemblante est indissociable du faux, elle est littéralement un « trompe-l’œil », technique que les deux frères dénoncent comme une basse facilité. Le plagiat ― on sait que les deux frères ne cessent de redouter tout au long de leur vie qu’on les plagie ― s’apparente lui aussi à un faux qui appelle un double jugement négatif : moral et esthétique.
Autre grief, la copie est impersonnelle. C’est ce que les Goncourt, dans Manette Salomon, reprochent aux dessins de Garnotelle dont ils stigmatisent « le contour copié, peiné et sec ». Cette mise en cause n’est pas dissociable de la critique de l’académisme, du dessin exécuté d’après un modèle, pratique qui incite à la reproduction stérile non inventive. On pourrait donc opposer à ces dessins laborieux la rencontre soudaine qui fait jaillir « un talent du choc d’un morceau d’art ou de nature », rencontre qui, chez le peintre Coriolis, se promenant dans les rues de Paris, suscite, sous forme d’illumination, une sorte de petite épiphanie dessinée. Il existe aussi des écrivains-copies dont la prose, comme celle de Maupassant, selon Edmond, n’est pas signée.
Faute d’être inventive, la reproduction ressemblante a partie liée avec la blague, avec la grimace (charge d’Anatole, caricatures du musée Dantan), avec la mort. La photographie porte le deuil de ce qu’elle représente non seulement parce qu’elle impose le noir et le blanc, mais encore et surtout parce qu’elle suscite un arrêt temporel. Le pastel fragile n’a pas trouvé de fixatif durable, la photographie est un fixatif qui fait basculer l’instant dans le jamais plus. Quant aux figures de cire, elles suggèrent, plus que tout autre simulacre, l’idée de mort. Il n’est pas gratuit que la carrière du peintre-singe Anatole soit jalonnée par des pratiques picturales placées sous le signe de la morbidité : exécution de portraits de défunts d’après leurs photographies, reconstitution d’un corps coupé en morceaux que l’on ajuste et que l’on repeint pour lui donner la semblance du vivant. En réalité, parce qu’elle est parasitaire, toute reproduction mimétique signe la mort de ce qu’elle représente. Elle souffre d’une carence ontologique qui impose dans les écrits des deux frères l’idée de mort.
Si la charge contre les diverses formes de copie est particulièrement vigoureuse, il importe surtout de montrer qu’elle a pour point de départ un credo : toute œuvre d’art est unique, elle porte l’estampille d’un « cela » indéfinissable qui résiste à toute forme de reproduction et notamment à la vulgarisation démocratique des images. Les estampes qui sont signées, qui résultent nécessairement d’une interprétation, d’un « faire » où se découvre la main de l’artiste, échappent à la condamnation des reproductions mécaniques. Encore faut-il noter que les premières épreuves valent mieux que les derniers tirages. Quant à l’art du comédien, s’il est selon Edmond parfois inventif (la Clairon, la Saint-Huberty), il n’échappe pas entièrement à l’imitation (La Faustin mime les symptômes de l’agonie de son amant).
Mais échappe-t-on à la « copie » ? Les Goncourt re sont-ils pas fascinés par l’objet même de leur dénonciation ? On peut s’interroger sur l’importance donnée à Anatole, dans Manette Salomon, personnage qui, selon Taine, en raison des nombreuses pages que les Goncourt lui consacrent, fait « hernie ». Il est possible que, dans ce roman, la condamnation morale du bohème soit compensée par l’intérêt esthétique qu’il suscite chez le lecteur et même chez ses créateurs : le peintre-singe est, en effet, l’incarnation du jeu, une figure de la fantaisie ludique. Plus ponctuellement, mais non moins significatifs, les moulages en cire (Voir Journal, Expositions de 1855 et de 1878) semblent intéresser tout particulièrement les collectionneurs. L’hyper-réalisme participe d’une réification du corps qui est peut-être l’amorce d’une fétichisation.
On peut noter aussi le goût des deux frères pour le pastiche satirique (ils pastichent, dans Manette Salomon, un article que Delécluze, le patriarche de la critique, avait consacré à l’Exposition universelle de 1855). Le faire-part de la mort de Chérie Haudancourt, qui constitue à lui seul le dernier chapitre du roman, tient d’un faux vrai, d’un fac-similé fictif. La disposition de cet excipit mime, en effet, celle d’un faire-part et le nom de l’imprimeur est celui d’un imprimeur réel. On remarque encore que dans Manette Salomon le monologue de Chassagnol sur l’effet physiologique d’un baiser est la reprise sans aucun changement d’un extrait d’un livre de Jean-Joseph Sue, Essai de Physiognomie des corps vivants, extrait déjà recopié tel quel dans le carnet préparatoire de ce roman. On pourrait donc faire le portrait des deux frères en copistes en évoquant les contraintes documentaires de l’écriture réaliste, le rôle des autographes dans leurs écrits historiques, la « sténographie ardente » du Journal.
Dans leur périple italien (1855-1856), les Goncourt fréquentèrent les bibliothèques presque autant que les musées. Ils y recopièrent des « autographes » qui seront insérés dans leurs Portraits intimes. Ces écrivains collectionneur achètent par ailleurs des correspondances qui constitueront parfois le point de départ de leurs biographies d’actrices. L’empire de l’intime, c’est peut-être paradoxalement celui de la seconde main. En réalité, la copie et la citation des lettres autographes pourraient être situées à l’intersection de l’intime et du public, de l’unique et du pluriel. Les lettres émanent d’un individu dont elles font entendre la voix, elles sont donc uniques même si leur portée indiciaire témoigne de l’air du temps, elles sont également inédites et témoignent, lorsqu’elles sont publiées, de la curiosité de l’historien et du collectionneur. Elles ont donc une double valeur testimoniale.
On peut aussi s’interroger sur la nature des documents réunis dans les carnets préparatoires afin de constituer des « réserves mimétiques » pour les écrits sur l’art et pour les romans. On y rencontre des listes d’ouvrages à lire, des notes ponctuelles, des segments recopiés tels quels (nous en avons donné un exemple), des résumés de chapitres. La copie souvent ne s’arrête pas là. Elle ne se borne pas à réunir des documents pour un seul livre. Les notes prises dans la Gazette des tribunaux sont certes en partie recyclées dans La Fille Élisa, mais elles excèdent leur devenir fictionnel. Elles constituent une archive en attente d’être utilisée pour d’autres œuvres. Des croix viennent aussi s’inscrire dans les marges du Journal qui est l’archive essentielle, le réservoir potentiel des fictions.
On hésite toutefois à situer cette œuvre capitale sous le signe de la copie, de la compilation, de la reproduction. Jules Huret, toutefois, avec l’aval d’Edmond, dans une interview, souligne la fidélité « phonographique » du Journal. La préface de l’édition Charpentier, définit le diariste comme un sténographe. Si les Goncourt donnent une figure graphique aux modulations vocales des individus dont ils retranscrivent les paroles, ils les rendent vivants grâce à une transcription nécessairement infidèle, mais qui rejoint le fa presto de Fragonard, les croquis, les gribouillis de Gabriel de Saint-Aubin dont la gestualité dynamique produit un effet de vie. La célérité de la saisie capte le vif du vivant, dans toute son intensité d’éclair, d’éclat. En même temps, mémoire phonégraphique, le Journal assure la survie des conversations, il les fixe pour l’éternité. En notant les propos que tenait Sainte-Beuve, le 2 novembre 1862, Jules écrivait ces lignes significatives : « Et moi, je pensais que j’allais écrire pour l’avenir ce qu’il me disait là et ce qu’il croyait tomber dans le vide, dans le néant, dans l’oubli, dans une oreille et non dans ce livre. » Les deux frères, qui réécrivent dans leurs romans des passages extraits de leur Journal,pratiquent souvent le pasticcio, entendu comme recyclage d’œuvres préexistantes. Bien que cette reprise soit souvent différenciée, elle transforme les Goncourt en auto-copistes. Edmond réécrit ainsi les Notes sur l’Italie et la plus grande partie des nouvelles publiées dans Pariset dans L’Éclair. Il retranche, il ajoute et il recopie.
La photographie, condamnée d’abord comme reproduction mécanique, et dont les deux frères soulignaient qu’elle fixait un moment présent mais en l’endeuillant, apparaîtra à Edmond porteuse de survie. La Maison d’un artiste fait l’inventaire des collections, décrit une maison-boîte et les objets qu’elle contient, ce livre se présente aussi comme une maison-moi et une maison texte, énonce un style de vie unique. Les photographies de la maison d’Auteuil par Lochard, tout comme le livre dont Edmond rêvait qu’elles deviendraient l’illustration, étaient censées assurer, par-delà la dispersion des objets collectionnés et la double disparition de l’artiste et du décor unique qu’il avait créé, une survie post-mortem. La photographie participait ainsi à garantir la singularité de l’écrivain collectionneur (« un » artiste), à assurer sa gloire. Art de l’empreinte, elle fixait certes ce qui avait été, mais elle le fixait pour l’avenir. Elle cristallisait ainsi l’ambivalence des rapports que la copie entretient chez les deux frères avec l’imitation, la reproduction, l’invention, c’est cette ambivalence que le séminaire Goncourt s’efforcera de cerner au cours des séances de l’année 2023-2024 et en mai dans une journée d’études.
Les communications pourraient se centrer sur les « copistes » désignés comme tels (peintre singe, peintre académique, comédienne imitant l’agonie sardonIque de son amant, peintres copiant au Louvre les tableaux des grands maîtres). On pourrait s’interroger sur les rapports de la copie et du cliché (voir les références à Monsieur Prudhomme dans Mystères du théâtre et dans le Journal), de la copie et du rire grimaçant, mettre en tension la pratique du pastiche par les Goncourt et leur condamnation insistante du plagiat, analyser la notion de modèle et la critique que les deux frères en proposent. Dans une autre perspective, il conviendrait d’étudier la part de la copie dans les carnets préparatoires, les réécritures fictionnelles des documents mis en réserve, la reprise dans les romans de fragments du Journal, les emprunts aux correspondances et aux mémoires dans les biographies d’actrices célèbres, les montages qui en résultent. La copie, chez les deux frères, détermine une poétique du discontinu. Enfin il faudrait prendre en compte les techniques de reproduction (gravure, moulage, lithographie, sténographie, phonographie) pour tenter de déterminer, au terme du séminaire et de la journée d’études les particularités du réalisme des Goncourt.
Informations pratiques
Le séminaire se tient les vendredis à la Maison de la recherche de la Sorbonne nouvelle, 4 rue des Irlandais, en salle des Conseils, de 14 :00 à 16 :00 les 13 octobre 2023 et 5 avril 2024, en salle Claude Simon les 17 novembre 2023, 19 janvier, 9 février et 8 mars 2024. (Le lieu prévu pour la séance du 8 décembre n’est pas encore déterminé).
Descriptif des séances
13 octobre 2023 Vérane Partensky et Basile Pallas : Introduction générale
17 novembre 2023, Jean-Didier Wagneur (BNF) « La copie journalistique »
8 décembre 2023 : Eléonore Reverzy (Sorbonne Nouvelle) : « Les Goncourt et les ‘écrivains-copies’ »
19 janvier 2024 : Nicolas Bourguinat (Université de Strasbourg) « Une auto-copie ? Edmond éditeur de son propre journal »
9 février 2024 : Michela Lo Feudo (Université de Naples : Federico II) « Sténographie, reproduction et représentation autour de Monsieur Prudhomme (Champfleury-Goncourt) »
8 mars 2024 : Béatrice Laville (Université Bordeaux Montaigne) « " il ne trouvera pas de livres géniteurs pour mes livres, comme les miens ont été pour les siens" (Journal20 avril 1883) : Zola-Goncourt, réécriture ou plagiat ? »
5 avril 2024 : Pierre-Jean et Anne-Simone Dufief (Université Paris Nanterre et Université d’Angers) sujet à définir
Journée d'études
La traditionnelle journée d’études se tiendra le 16 mai 2024.
Vos propositions de communications sont à adresser à Jean-Louis Cabanès (cabanes75@laposte.net), Vérane Partensky (verane.partensky@club-internet.fr) et Eléonore Reverzy (ereverzy@free.fr), avant le 30 septembre 2023, accompagnée d’une brève notice bio-bibliographique.