Marie Portier
Une œuvre « presque sans femme ». Poétique misogyne de J.-K. Huysmans, sous la direction d'Eléonore Reverzy.
Mon travail consiste à analyser l'articulation entre une disposition idéologique (la misogynie) et un projet poétique (l'écriture de romans « presque sans femme ») chez J. K.-Huysmans. Bien que ces deux plans idéologique et poétique ne puissent être dissociés, consubstantialité que démontrent l'analyse de discours et l'étude de l'écriture comme posture, il est nécessaire pour appréhender cette relation de comprendre les spécificités de la misogynie de Huysmans indépendamment de la forme qu'elle revêt dans ses récits de fiction. Pour cela, on peut d'une part confronter son discours sur les femmes à celui d'autres écrivains du second XIXe siècle, et d'autre part, mettre en évidence les liens qui apparaissent entre ses propos misogynes et d'autres éléments du discours social et du discours esthétique huysmansiens.
Toutefois, les régimes de discours associés au genre romanesque ne constituent pas un simple cadre dans lequel cette même misogynie s'exprimerait telle quelle ou de manière plus codifiée. Non seulement le roman est un genre aux conventions lâches, non seulement les modernes s'en prennent à ces conventions, mais Huysmans est de ceux qui revendiquèrent à grands cris leur autonomie à l'égard des formules consacrées, qu'il s'agisse du roman dit romanesque ou, plus tard, du roman naturaliste. La misogynie n'entre pas peu dans cette entreprise de destruction créatrice caractérisant la poétique huysmansienne : on peut même la considérer comme un mode d'innovation dans le genre romanesque dès l'instant où l'on admet qu'il est le genre des femmes (un constat qui apparaît dans plusieurs théories du roman contemporaines ou presque contemporaines de Huysmans, telles que les Documents littéraires de Zola et plus tard les Réflexions sur le roman d’Albert Thibaudet). C'est dans cette perspective que je m'intéresse au roman « presque sans femme », cet objet quasi conjectural qui se trouve au point de fuite des textes critiques de Huysmans mais qui représente bien pour lui un idéal poétique, de même que par exemple le fameux « of meat » d’A rebours. A ce titre il informe ses récits de fiction. Sa prise en compte impose une relecture de ce corpus de romans et de nouvelles attentive au rapport entre les thèmes (de l'amour, de la sexualité, du désir) et la facture (notamment la narrativité et l'événementialité). Ce féminicide littéraire est aussi mise à mort du romanesque, quête généralement déceptive d'une rade antiromanesque où rien de fâcheux n'arriverait, où le roman même s'éthèrerait jusqu'à se transformer en catalogue bibliographique, en poésie ou en pure peinture.
Une lecture de cette expression inspirée de la pragmatique des genres littéraires est possible : le roman presque sans femme est d'abord celui qui genre son lectorat et prétend dissuader les lectrices, positionnant son auteur dans le champ littéraire comme un écrivain de niche, inapproprié aux dames, moins encore aux jeunes filles, non seulement à cause de la crudité de ses thèmes et de sa langue, mais aussi en raison de la platitude voulue de ses récits qui ne répondent guère aux attentes des consommatrices et consommateurs de tension narrative.
Egalement, le roman « presque sans femme » peut s'entendre comme une forme-sens effective qui donne corps en fiction aux interrogations de Huysmans sur la possibilité de l'amitié entre les deux sexes, question qui l'arrime fermement à son siècle et qui lui permet aussi de déployer une pensée singulière. En effet, les réflexions qu'il mène à ce sujet tout au long de son œuvre étonnent par l'intention franche qui s'y décèle d'ébranler la pensée « bourgeoise » en sapant ses fondements informulés et incontestés (ce que Marc Angenot appelle les « lieux » du discours social). En raison de leur caractère furtif, ces « lieux » ne peuvent être appréciés et affrontés que par des biais. Le récit de fiction y pourvoit et produit sur le lecteur un « effet misogynie » lié à son esthétique antiromanesque bien plus qu'il ne sert de tribune misogyne. En effet, dans l'œuvre fictionnelle de Huysmans, on rencontre des idéologèmes romanesques aux propriétés subversives, séquences déjouant la stéréotypie du roman dit romanesque ou générant pour l'amateur leur stéréotypie propre, à la limite de l'idiosyncrasie.
Au passage, nous observons que cette radicalité conduit à ce qui semble au premier abord un paradoxe : l'extrême misogynie d'un écrivain « fin-de-siècle », accoutumé aux vitupérations qui caractérisent selon Antoine Compagnon la parole antimoderne, rejoint en quelques points la théorie féministe la plus contemporaine, quoique par des chemins très datés qu’il nous revient de retracer.
Enfin, il n’est pas possible d’ignorer les variations idéologiques de Huysmans, célèbre pour sa « conversion » ; elles produisent nécessairement un déplacement des enjeux de ce contre-discours, de même qu'elles s'accompagnent d'évolutions esthétiques. Toutefois, en quelque trouvaille poétique qu'elles résultent, les négociations avec « la Femme » et le féminin apparaissent comme une constante de son œuvre. Les inflexions naturalistes, « intimistes », « décadentes », « naturalistes-spiritualistes » et « catholiques-grincheuses » sont autant de nuances apportées à une misogynie qui peut même devenir à soi-même son propre paradoxe ; en témoignent ces projets de récit, esquissés dans le Carnet vert, dont la trame se réduit à une quête du féminin universel ou de la femme qui n’existe pas.